Comment nous sommes entrés dans « l’économie de la passion »

Ce nouveau système qui a émergé dans le sillage des grandes plateformes Web est en train de redéfinir la nature des relations entre les entreprises/artisans et les clients mais aussi entre les médias et leur audience.

Journaliste économique travaillant pour le New York Times, le New Yorker et créateur du podcast Planet Money, Adam Davidson est l’auteur du livre The passion Economy, The New Rules for Thriving in the Twenty-First Century, dans lequel il décrypte les nouveaux modèles économiques créés autour des individus et de leurs passions. Interview.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est le concept de l’économie de la passion ?  

Adam Davidson : Quand j’étais journaliste au milieu des années 2000, mon travail consistait à couvrir de nombreuses catastrophes qui se déroulaient dans le monde. Je suis allé en Irak pendant la guerre, puis dans les banlieues françaises pendant les émeutes de 2005 ainsi qu'à la Nouvelle Orléans après le passage de l’ouragan Katrina. Puis est arrivée la crise des subprimes et j’ai vraiment eu l’impression que quelque chose de fondamental s'était cassé. Mais de temps à autre, je rencontrais des entrepreneurs très heureux, et je voyais des choses positives se passer. J’ai mis un peu de temps avant de comprendre qu’il y avait un point commun à toutes ces petites histoires positives sur lesquelles je tombais. Que ce soient des chrétiens évangéliques du Midwest, une communauté d’amish ou encore un couple lesbien de la côte Ouest, tous avaient en commun le fait de vivre de leur passion. J’ai demandé de l’aide à plusieurs professeurs d’économie du MIT pour comprendre comment ce modèle pouvait fonctionner et il peut se résumer comme étant la fusion du meilleur de l’économie du XIXe et du XXe siècle.

Qu'est-ce que ces économies avaient de si particulier ?

A.D. : Comme vous êtes français, je vais utiliser le fromage comme principale analogie. Avant le début de l’ère industrielle, il est était impossible de transporter sur de longues distances les fromages à pâte molle. C’est pour cette raison que vous aviez autant de fromages qu’il y avait de régions. Le fromage de votre village n’était pas le même que celui situé 50 kilomètres plus loin. De ce fait, on connaissait intimement le fromager du coin, tout comme le boulanger ou le tailleur de vêtements, et tout ce qu’on consommait était local. Au XIXe siècle sont arrivés le chemin de fer puis la réfrigération. La production de masse a permis de vendre le même produit standardisé à une grande partie de la population. Le problème, c’est que l’on a perdu le sentiment d’intimité que l’on pouvait avoir avec les commerçants, ce qui a mené à l’invention des marques et de la publicité. Avec l’arrivée du Web et des plateforme sociales, il est maintenant possible de produire à grande échelle et de vendre des produits ou des contenus à une communauté de clients avec qui développer une connexion intime et émotionnelle. C’est une sorte de nouveau bond en avant dans la révolution industrielle.

En quoi ce système peut-il changer la société ?

A.D. :  Ça touche à la nature fondamentale du business et du travail. Avant l'ère industrielle, l'économie était basée sur l'autosuffisance. La plupart des gens étaient fermiers et devaient lutter tous les jours contre la maladie, la famine, ou la météo. L'économie industrielle a apporté beaucoup de protection avec le développement de l'Etat moderne et de l'éducation. La contrepartie, ce sont des systèmes sociaux beaucoup plus rigides, notamment en France et en Allemagne. Il a fallu perdre en individualité pour gagner en espérance de vie. La révolution numérique que nous sommes en train de vivre pose un nouveau paradigme. Les jeunes générations ne doivent plus chercher des jobs pouvant être faits de manière automatique car ils sont voués à disparaître. Au contraire, ils doivent trouver comment produire des choses de manière intime et comment les vendre à leur communauté.

En d'autres termes, il faut savoir « se vendre »... Ce système implique-t-il de devenir sa propre marque ?

A.D. : Effectivement, c’est l’une des plus grandes difficultés de ce système. Quand on y pense, les marques sont une invention très récente. Elles sont justement arrivées au moment où l’on s'est mis à vendre des produits que les gens ne connaissaient pas, car ils avaient l’habitude de leur petit marché local. C’est le même principe pour l’économie de la passion. Ce que l’on vend, c’est une forme d’intimité avec ses clients. Pour cela, il faut travailler sur le storytelling, apprendre à raconter son histoire et trouver les gens qui aimeront votre histoire.

L’économie de la passion est-elle réservée à une élite ?

A.D. : Tout d’abord, il faut bien comprendre qu’il s’agit d’un changement dans notre système économique et industriel. Il ne faut pas se demander si on entre ou pas dans l'économie de la passion : nous sommes en plein dedans. C’est une chose que les gens pratiquent déjà, parfois sans le savoir. Ceux qui, à côté de leur travail, animent un podcast ou fabriquent des céramiques qu’ils vendent sur Etsy sont déjà dans cette logique. En ce sens, je pense que certaines personnes sont plus disposées à embrasser ce type de fonctionnement que d'autres. Mais je ne dirais pas qu'il s'agit d'une élite. En réalité, beaucoup de gens peuvent s'inscrire dans ce type de modèle économique, mais il faut aussi savoir que c'est assez risqué. Il faut être très bon dans ce que l'on fait et avoir un filet de sécurité en cas d'échec. Il faut pouvoir par exemple arrêter son travail pour repartir en formation ou bien avoir un peu de capital à investir. C'est forcément plus compliqué pour les gens qui ne peuvent pas se permettre de perdre leur travail. Je dirais que cela peut concerner entre 20 et 30 % d'Américains.

On parle beaucoup de la « gig economy », des bullshit jobs et même du bore-out au bureau. L'économie de la passion vient-elle s’opposer à tout ça ?

A.D. : Oui, et c'est absolument crucial. Quand on regarde l'économie du XXème siècle, on a connu un tournant qui n'était jamais arrivé dans l'histoire de l’humanité. Il a fallu gérer des organisations avec des milliers de gens à l'intérieur. Il a fallu inventer le management et faire en sorte qu’un petit groupe de personnes puisse diriger et coordonner des dizaines de milliers d’autres, tout en trouvant les moyens de vérifier si le travail était bien fait. C'est une histoire économique assez méconnue qui a été dévoilée par un grand économiste britannique du nom de Ronald Coase. Le XXème siècle a donné naissance à ces bullshit jobs qui ne consistent pas à faire de la valeur mais seulement à gérer l'entreprise elle-même. Le problème, c'est que la technologie est en train de remplacer tous ces bullshit jobs donc, dans un sens, il est presque plus sûr de vouloir tenter sa chance et créer son travail à partir d'une passion que d'attendre qu'une IA viennent me remplacer. Aujourd'hui, ceux qui survivront sont ceux qui seront capables d'ajouter de la valeur à leur travail.

Est-ce que l’économie de la passion peut concerner tous les secteurs ?

A.D. : Oui, ça fonctionne dans tous les types d'industries. Mon comptable par exemple est extrêmement passionné par son travail, c'est un régal de travailler avec lui. Vous pouvez aussi avoir des entreprises de logistique ou des fabricants de brosses industrielles qui sont passionnés. Donc il faut bien se rappeler que ça peut toucher tous les domaines.

On entend souvent de la part d'influenceurs qu'ils ont transformé leur passion en travail. Est-ce qu'ils sont des bons ambassadeurs de l'économie de la passion ?

A.D. : Je pense effectivement que c'est le cas. Mais il faut toutefois faire la différence entre faire son travail avec passion et être célèbre. Certaines personnes pensent que tout le monde devrait être une sorte de célébrité à son échelle, mais c'est une approche dangereuse. Instagram regorge de personnes qui sont très belles par exemple. Si vous ne comptez que là-dessus pour vous faire connaitre, vous êtes mal barré. Les influenceurs qui ajoutent de la valeur sont ceux qui s’en sortent le mieux tandis que ceux qui capitalisent uniquement sur la célébrité finissent par disparaître. Mon enfant de 8 ans regarde beaucoup YouTube et j'ai remarqué que les personnalités qu'il suit et qu'il aime le plus sont souvent des gens assez malins qui savent comment parler à un certain type d'enfant comme lui.

De nombreux influenceurs font aussi état de burn-out, ou de précarité. La plupart sont assujettis aux plateformes du Web et à leurs algorithmes.

A.D. : C'est un point très important auquel je pense souvent en ce moment. Le point central de tout ce système c'est ce qu'on peut appeler la place de marché, à savoir les réseaux sociaux, YouTube, Amazon ou eBay. C’est probablement là que réside le plus gros challenge de l'économie de la passion. Quand on a quelque chose de spécial à offrir, on doit pouvoir trouver une audience qui veut exactement ce genre de chose. Ces rencontres se font essentiellement sur ces places de marché qui sont en quelques sorte l'avatar moderne des anciens marché et foires médiévales. Je pense que la nature de la place de marché a un impact énorme sur le succès ou l'échec de ce processus de rencontre. Etsy par exemple est une plateforme horrible. Il y est impossible de distinguer un vrai artisan d’une usine chinoise. D’autres plateformes comme Instagram vous noient dans des profils semblables. Sur Facebook, c’est aussi difficile de nouer une vraie relation avec votre communauté. Vous proposez un produit ou un service qui pourrait plaire à 800 personnes et Facebook vous incite plutôt à toucher 800 millions de personnes.

À l’inverse, quels sont les bons exemples de plateformes ?

A.D. : Substack (plateforme de newsletters payantes, ndlr) est définitivement la plateforme que j'ai en tête. Ils ont fait des choix radicaux, comme par exemple se concentrer sur les créateurs et leur audience. Quand on va sur Substack, on n'entre pas vraiment sur une plateforme avec tout un écosystème, on entre plus dans une relation avec un créateur en particulier. C'est presque trop difficile d'en savoir plus sur d'autres personnes ou d'autres newsletters. Ils n'utilisent pas nos données pour nous mettre en relation avec d'autres personnes, ce sont les créateurs de contenus qui font des recommandations.

Dans le contexte actuel, les médias sont en train de souffrir de la baisse des marchés publicitaires et les plus résilients sont ceux qui comptent sur une communauté de lecteurs fidèles. Est-ce que ce modèle s'intègre dans celui de l'économie de la passion ?

A.D. : Je pense que les médias sont la parfaite lentille pour observer ces changements de près. Pendant la révolution industrielle, on a eu une incroyable variété de publications très locales justement. On avait les journaux municipaux, les régionaux, les nationaux et les gazettes qui parlaient de l'international. C’est un système très complet qui a survécu pendant longtemps, mais qui n’était pas efficace. Vous imprimez votre canard, les gens sautent des pages, ne lisent que les titres et les publicitaires payent pour le package entier. Le fait d’être passé par la révolution numérique explique pourquoi la publicité s'est totalement effondrée. On en a profité au même moment pour comprendre ce que les gens aimaient vraiment lire. Et ça a permis à la presse de se poser des questions très importantes, comme par exemple : est-ce important d'avoir un bureau à Bagdad si les gens ne s’intéressent même pas aux articles ? C'est un peu comme ça qu'on a compris que les gens qui sont abonnés au New York Times ne lisent jamais vraiment les articles les plus sérieux, mais ils sont contents de savoir qu’ils sont là. Même chose au New Yorker. Les lecteurs payent un abonnement très cher, et disent qu’ils culpabilisent de ne jamais lire le magazine entier. J'imagine que le futur du journalisme est centré sur des utilisateurs qui vont payer une certaine somme d'argent pour un abonnement ou bien pour un article. C’est dur de penser à un grand média qui produit du bon contenu uniquement avec de la publicité. La plupart des livres, des séries, des films ou des magazines que vous aimez ne sont pas payés par la publicité, et c’est normal. La publicité s'intéresse au nombre de personnes qui lisent un magazine à un instant T, mais ne veulent pas savoir qui lira ce même magazine deux ans ou dix ans plus tard. Pour pallier ce problème vous faites payer les gens le bon montant : ils ne vont pas vous juger sur un seul article mais sur une expérience globale. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est que ce média fasse partie de leur vie.

Dans ce contexte, quel avenir pour les journalistes ?

A.D. : Je pense que pour des journalistes ambitieux qui ont beaucoup de choses à dire, c'est la meilleure période. Ils ont les moyens de lancer des newsletters ou des podcasts et de faire payer leur audience. Encore une fois, ceux qui sont capables de créer de la valeur s’en sortiront mieux que les autres.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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  1. Avatar ChantCGD dit :

    Bonjour, cet article est très intéressant, quel dommage que les quelques liens qu'il contient mènent à un 404 pagne non trouvée.

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